samedi 11 juin 2011

Le concombre, grandeur et décadence


Lu dans Politis:


Samedi 11 Juin 2011, Par Claude-Marie Vadrot

Chronique « jardins » du week-end. Fruits et légumes peuvent-ils aussi être un objet historique et politique ? Retour, pour cette deuxième épisode de fin de semaine, sur le désormais célèbre concombre.
Délaissant les gros légumes insipides, formatés, gorgés d’eau et dont l’existence fragile ne repose plus dans le monde que sur trois variétés, je ne cultive plus qu’un mini concombre que je fais grimper le long d’un tuteur plutôt que de le laisser se traîner sur la terre. À des années lumières de la « chose » dont le France « fabrique » 115 000 tonnes par an, soit 6 % de la production européenne, alors que l’Espagne compte pour un tiers. On peut se demander pourquoi un pays réputé agricole éprouve le besoin (mais est-ce un besoin ?) d’importer des centaines de milliers de tonnes d’un légume si facile à cultiver. Avant la « crise », la consommation française avait déjà chuté, les gens finissant par se lasser de ce « sans goût » inondant les grandes surfaces. Au grand regret des petits maraîchers de proximité qui ont du mal à écouler de « vrais » concombres...

L’origine du concombre est si ancienne que ce légume facile à cultiver, même sur un balcon, avance masqué dans l’histoire des plantes. Et lorsque sa taille est modeste, il a été convenu de l’appeler cornichon, mot qui dès le XVIe siècle désignait dans le langage populaire et à la cour du roi « un endroit précis que rigoureusement ma mère m’a défendu de nommer ici », comme l’a chanté Brassens. Puis au XIXe siècle, par un glissement de sens que nul n’explique, le mot cornichon désigna l’imbécile. Rien d’aussi fâcheux n’arriva au concombre que sa taille a préservé des lazzis depuis qu’il aurait été découvert par les armées d’Alexandre sur les hauteurs et les plaines bordant le massif Himalayen. Peut-être en Afghanistan et plus probablement dans la plaine de Fergana, près de la région formant aujourd’hui le Kirghizstan et le Tadjikistan, où l’on en mange de bien plus amers que les nôtres avec, comme en Russie, de la crème aigre et de l’aneth. Près de certains villages déjà assez hauts, je me souviens en avoir trouvé des sauvages que les Tadjiks croquaient pour étancher leur soif. Question pour accroître la confusion : les cornichons malossol, cornichons à la russe conservés en bocal avec du sel, sont ils de gros cornichons ou de petits concombres ?

L’origine himalayenne semble démentie par le fait que le concombre possède en Inde un nom en sanscrit, sukaza, et qu’il figurait, d’après les chroniques, dans les jardins suspendus de Babylone sur la demande de la déesse Ishtar qui fut la divinité de la fécondité et dont on dit qu’elle était fort portée sur la chose (retour au cornichon…). Des historiens règlent la question en remarquant qu’il était apprécié des pharaons, expliquant que c’est des plaines de l’Inde qu’il conquît le reste du monde. Et qu’Alexandre le Grand ne fit que redécouvrir le concombre avant que les rescapés de ses armées ne le rapportent vers l’Europe.

Reste que les multiples versions de ce légume ont conquis le monde entier à la fin du Moyen-Âge et notamment la France. Ainsi, le médecin personnel de Louis XVI dut intervenir auprès de lui pour qu’il n’en mange pas trop goulûment. Dès cette époque, les femmes avaient découvert ses vertus astringentes et hydratantes pour la peau du visage. Dans les grandes familles, à la maison comme dans les coulisses de théâtre, elles se ravivaient le teint avec des compresses de pulpe de concombre ou des fines tranches appliquées quelques minutes sur les pommettes. Le truc reste réputé... Au même moment, mais aussi plus tard, le concombre était utilisé par les voyageurs et les nomades comme des réserves d’eau qu’ils emportaient de la plaine du Nil ou des oasis pour les croquer plus tard et se désaltérer.

Le Cucumis savitus reste un légume à tout faire qu’il est possible de semer d’avril à juin dans des petits godets de tourbe. On les met ensuite en terre au soleil avant qu’ils se couvrent de fleurs jaunes dont il faut limiter le nombre si l’on veut qu’ils grossissent un peu plus. Mais jamais autant que les « bâtons verts » que l’agro-industrie s’obstine à nous proposer en leur enlevant soigneusement la moindre saveur. Comme des produits d’usine.