samedi 25 juin 2011

Poivre et les pilleurs de graines


Lu dans Politis:


Samedi 25 Juin 2011, Par Claude-Marie Vadrot

Chronique « jardins » du week-end. Fruits et légumes peuvent-ils aussi être un objet historique et politique ? Retour, pour ce quatrième épisode de fin de semaine, sur l’histoire des naturalistes-voyageurs. Parmi eux, Pierre Poivre.
Si les colons espagnols et portugais n’avaient pas pillé le continent aujourd’hui latino-américain, il n’y aurait pas grand chose dans les jardins et sur les marchés : la tomate, le haricot, la grosse fraise, le poivron, les piments, la pomme de terre, la courgette et le maïs ont été « volés » dans le nouveau monde. Une part importante des fleurs qui ornent nos jardins et nos fenêtres, une part dominante des légumes que nous allons bientôt commencer à consommer, beaucoup de fruits et aussi pas mal d’arbres de nos parcs, routes et jardins nous ont été apportés, souvent au périls de leur santé et de leur vie, par ceux que l’on appelle les naturalistes-voyageurs.

De drôles d’oiseaux, parfois. Du XVIIe au XIXe siècle, souvent sur les traces des Conquistadores en ce qui concerne l’Amérique latine, ils ont sillonné le monde, bravé les maladies, affrontés les tempêtes et les naufrages, le plus souvent pour le compte de ce qui est devenu en 1793 le Muséum national d’histoire naturelle, là où convergeaient depuis le milieu du XVIIIe siècle, grâce à Buffon, la plupart des scientifiques-voyageurs européens. Des héros. Mais ils ne le savaient pas. Même, par exemple, lorsque l’un d’eux, prêtre-naturaliste du XVIIIe, affrontait un équipage déchaîné. Réfugié dans la dunette arrière, l’homme était accusé d’utiliser la précieuse eau du bord pour que ses plants de pelagornium prélevés en Afrique du Sud ne se dessèchent pas avant l’arrivée en France, alors que le navire était encalminé en plein Atlantique.

Pierre Poivre est l’un de ces scientifiques-voyageurs ; né d’un couple de commerçants lyonnais spécialisé dans la soie en 1719, il n’a ni trouvé ni rapporté le poivre en France ou dans les colonies. Mais peut-être influencé inconsciemment par son nom, ce naturaliste-flibustier s’est notamment intéressé aux « épices » qui faisaient encore la fortune des compagnies de commerce. Très jeune, Pierre Poivre est voué à la prêtrise et étudie dans un séminaire de Lyon. Rien ne le destine à sa vie d’aventures mais au petit et ensuite au grand séminaire parisien où il poursuit ses études, ses professeurs lui enseignent aussi les sciences naturelles. A Paris où Buffon règne sur le Jardin du Roy qui deviendra le Muséum national d’Histoire naturelle, il rencontre le grand naturaliste suédois Linné. Au « jardin des Plantes », fasciné par les deux hommes, il apprend la botanique, délaissant ses études religieuses au grand séminaire de la Société des missions étrangères, d’où ses maîtres en religion l’envoient en Chine.

Dernière obéissance d’un jeune homme qui ne deviendra jamais prêtre, il part en 1741 pour l’Ile Maurice d’où il lui a été dit qu’il est plus facile de gagner la Chine. Une fois sur place, comme les Chinois le prennent pour le missionnaire qu’il ne sera jamais, il est jeté en prison. Elle n’est guère confortable, mais il décide d’y apprendre le chinois. Comme ce garçon de 23 ans est doué, il réussit rapidement. L’exploit parvient aux oreilles du gouverneur de Canton qui demande à le rencontrer avant de le faire libérer. Dans ce pays qui vient d’expulser les Jésuites, il promet de ne pas tenter d’évangéliser les Chinois. Promesse d’autant plus sincère que sa foi vacille et qu’il n’a plus envie d’entrer dans les ordres. Il se promène en Chine, au Siam et dans ce que l’on appellera plus tard l’Indochine. En janvier 1745, il repart vers la France à bord d’un bateau français. Lequel est attaqué par un navire anglais.

La main arrachée par un boulet, il sera relâché à Batavia (maintenant Djakarta) où un chirurgien lui ampute le bras pour le sauver. Il a été relâché parce qu’il connaît Buffon : pour les Anglais, cela vaut un passeport diplomatique. Avant même d’arriver à Batavia où il restera six mois, il apprend à écrire de sa main gauche malgré les souffrances provoquées par sa blessure.

Quelques graines cachées dans ses poches, il repart sur un bateau français qui s’échoue et se brise sur la côte du Siam. Il en réchappe, repart pour l’Ile Maurice puis, avant de rentrer en France, part « faire un tour » aux Antilles. Au large de Saint-Malo, pendant le voyage de retour, il est capturé par des corsaires anglais qui le jettent en prison à Guernesey avec l’équipage. Mais reconnu comme un naturaliste de « monsieur Buffon » il est rapidement relâché et renvoyé en France. A cette époque, les corsaires et la marine anglaise relâchaient toujours les naturalistes français avec leurs caisses, leurs notes et leurs plantes.

Buffon et le Jardin du Roy l’accueillent d’autant plus comme un héros qu’il rapporte des graines d’iris, de camélias et de lys encore inconnus en France. Buffon le charge de créer une annexe du Jardin du Roy à l’Ile Maurice qui est alors terre française. Et les naturalistes français lui proposent d’aller subtiliser un maximum de graines et de plants d’épices aux Hollandais qui occupent l’Indonésie et montent une garde vigilante contre les « contrebandiers de la nature ».

En 1757, il rentre en France et s’installe dans le Massif central. Il se marie à Françoise, 18 ans, 39 ans de moins que lui. Alors que sa jeune et très jolie femme est enceinte, il repart et l’emmène pour l’Ile Maurice dont le roi, à la demande de Buffon, l’a nommé Intendant et le charge d’autres récoltes naturelles. Quasiment en même temps que lui, débarque une « gamin » qui essaie désespérément de draguer sa belle épouse. En vain. Dépité, le jeune homme en fera plus tard un roman dans lequel il contera la chronique de son échec en l’attribuant à la beauté de la nature de l’Ile Maurice, suffisamment pure et sublime pour empêcher tout péché de chair. Poivre et son épouse rentrent en France en se gaussant de l’importun. Poivre mourra en janvier 1786 honoré de tous et de Buffon en particulier.

Quant à l’amoureux dépité, il rentre en France juste avant la Révolution. Il deviendra… directeur du Muséum national d’Histoire naturelle pendant quelques années, miraculeusement épargné par les Révolutionnaires. Il s’appelait Bernardin de Saint-Pierre et dans son roman « Paul et Virginie », Virginie était la belle Françoise qui vivra jusqu’à près de cent ans…
Photo : http://www.stellamatutina.fr